29 Mai  2015

Guillaume ne s’est jamais projeté dans la construction d’une famille, car il a toujours eu le sentiment d’avoir déjà trop de chantiers à gérer dans sa vie professionnelle et dans sa vie personnelle. De nature très individualiste et hédoniste, les contraintes des rythmes familiaux l’ont toujours terrorisé. En éternelle recherche de sensations fortes et intenses, il met les rencontres amoureuses au pinacle des temps forts de son existence. Et Laura l’attire. Bien qu’elle semble garder ses distances, elle ne le rejette pas, et il s’est décidé à l’inviter boire un verre sur son voilier, au bout d’un des pontons du port des Minimes, prétextant qu’il souhaitait parler avec elle de ses ressentis sur le climat de l’entreprise.  Habituellement très à l’aise dans l’exercice de séduction, Guillaume se sent un peu comme un enfant face à Laura, qui, bien que plus jeune que lui d’une dizaine d’années, dégage une forme de sérénité profonde qui le déstabilise.

Après quelques minutes de « small talks », Guillaume lance la conversation sur le « prétexte »

  • Alors, après 3 mois chez nous, qu’est-ce que tu te dis de cette drôle de maison ?
  • Eh bien je suis ravie, Guillaume, parce que les gens sont adorables avec moi et je me sens vraiment utile pour eux, c’est un vrai bonheur !
  • Oui, mais bon, qu’est ce qui fait qu’ils ont besoin de méditer ou de se faire masser d’après toi ?
  • Je te renvoie la question, puisque tu viens une fois par semaine …
  • Oui mais moi c’est pas pareil
  • Qu’est ce qui n’est pas pareil ?
  • La pression, Laura, la pression ! Nos clients sont hyper exigeants, je dois aboyer après le technique pour avoir les « specs » qu’ils attendent, je dois être monsieur plus chaque seconde pour mon équipe commerciale, stimuler, embarquer, négocier, recadrer, c’est chaque instant du 200 km/h
  • Et tu penses que les autres n’ont pas cette pression ?
  • Disons qu’il y en a qui se la coulent douce, chez nous. Tiens, si je prends déjà mon équipe commerciale, eh bien il faut vraiment que je sois au four et au moulin pour les aider à boucler leurs objectifs en fin d’année. Alors tu comprends, le stress des équipes, me fait doucement rigoler.
  • Ce sont eux qui fixent leurs propres objectifs ?
  • Eux ? Mais tu rigoles ! Si on veut survivre, on a des objectifs de CA à atteindre, et il faut bien que chacun contribue ! Après, je leur demande comment ils voient leur contribution, et on réfléchit ensemble à des objectifs de montée en compétences, ou des objectifs de prise en charge de projets transverses sur lesquels ils sont force de proposition. Mais ce qui compte vraiment, c’est le chiffre, et là dessus, que ça leur plaise ou pas, on attend d’eux qu’ils soient au rendez-vous. Mais bon, je suis avec eux sans arrêt, on ne peut pas dire qu’on soit des exploitants d’esclaves !
  • Avec eux ou derrière eux ?
  • Sincèrement, ils ont du soutien ! J’aimerais qu’ils prennent plus d’initiatives, qu’ils apportent de nouvelles idées, mais en matière de coaching terrain, on est au taquet.
  • Pour reprendre ton image sur l’esclavage, j’ai quand même parfois l’impression, chez VB comme toutes les entreprises ou j’ai travaillé, d’ailleurs, que les équipes sont constituées d’esclaves ou de soldats ; et que l’on soit esclave ou soldat, on a bien besoin de gérer son stress et son épuisement, pour maintenir une forme d’engagement
  • Mais attends, c’est génial ce que l’on fait, tous ces bateaux que tu vois, là, autour de nous, c’est autant de portes d’entrée pour le bonheur, l’ivresse du large, les sensations et la liberté que nous offre l’aventure de l’océan
  • Et les galériens dans leur chiourme, tu crois que ça leur parle l’ivresse du large et la sensation de liberté ?
  • Attends, c’est quoi ce délire, on n’est pas des exploiteurs, je sais qu’on n’a pas un passé blanc comme neige, question esclavage dans la région, mais quand même, merde !
  • Excuse moi, je ne voudrais pas que tu prennes mes propos comme une critique de VB en particulier, car ça ne l’est pas. Mais je crois que la question du sens collectif est parfois négligée dans les entreprises aujourd’hui . On a l’impression que chacun doit et peut partager la vision du patron, si tant est qu’il en ait une ( c’est le cas chez vous), mais cela ne marche pas comme ça. Certains de vos salariés à la compta, au magasin, dans les services support, ne sont pas passionnés de voile. D’autres le sont, mais ont des enjeux plus importants que de contribuer au bien-être des voileux. Et tous ces gens là ont un besoin de sens qui n’attend qu’à être « nourri ». C’est la première condition pour qu’ils s’engagent.
  • Mais Laura, on ne peut pas donner 17 sens différents à notre projet d’entreprise !
  • Pas au grand projet d’entreprise, mais aux projets des collectifs qui constituent l’entreprise pourquoi pas ? Dès lors qu’elle est compatible avec la vision collective, pourquoi devrait-elle être absolument alignée ? Comment veux-tu qu’ils prennent des initiatives et qu’ils apportent de nouvelles idées si tu ne leur laisse pas la place pour le faire ?
  • Ouh là, tu vas ou là ? Tu planes ma belle ! Tu es dans le XXIIème siècle là ! Mais bon, déjà, si l’on réussit à leur rappeler la vision de l’entreprise et à leur faire produire leur contribution et un projet de valeurs, ils auront l’impression d’être plus impliqués, ça va leur donner du gaz, j’en suis sûr ; c’est ce que David nous propose, et j’adhère. Il faut que les gens comprennent qu’on veut dépoussiérer, que le marché ne nous attendra pas éternellement
  • En fait, pour la vision déclinée et la charte de valeurs, vous voulez leur faire produire ce que vous savez déjà ? En leur donnant l’impression que ça vient d’eux ?
  • T’as déjà vu un bateau sans barreur ? Et en particulier quand il passe le Cap Horn ? Parce qu’en ce moment, notre environnement, c’est de la grosse houle, je peux te dire. Alors oui, le barreur, c’est nous, la famille. On a bien sûr une idée de ce que l’on attend en rentabilité, en tant qu’actionnaires, et de ce qu’il faut faire, en terme d’attitude et d’état d’esprit, pour réussir le challenge du changement. Tu me parles de quoi là, en gros, tu me proposes une mutinerie, c’est ça ?

David est interpellé par les questions de Laura et n’est pas sûr de comprendre son raisonnement. Après avoir regardé un magnifique catamaran sortir du port et passer les bouées, c’est Laura qui reprend les échanges.

  • Je m’excuse, David, tu sais, j’ai peut-être une vision des choses un peu idéaliste, mais dans un même temps, c’est quelque chose que je commence à vivre avec le collectif que j’ai intégré ; nous avons tous notre propre structure, et nous sommes réunis autour de la raison d’être du bien être en entreprise. Notre vision s’arrête là : à la raison d’être. Nous n’avons pas de vision sous forme d’objectifs planifiés. Nous travaillons en réseau avec le sentiment de pleinement s’épanouir, et d’apporter notre contribution à quelque chose de beaucoup plus grand que nous, comme le colibri qui va éteindre le feu. Mais le contexte est différent …
  • ….
  • Tu as beau dire ce que tu veux, mais on devrait tous avoir ce sentiment que tu décris, d’apporter quelque chose qui nous dépasse, moi j’y crois vraiment, mais on est dans un monde de couilles molles
  • Tu peux être un peu plus explicite ?
  • Je suis entouré de mecs qui font semblant. Mes équipes font semblant quand ils me disent oui et pensent non. Les responsables de services font semblant quand ils se font mousser auprès de nous, parfois c’est risible, ça me révolte. Même mon frère et ma sœur font semblant quand ils parlent de changement mais n’ont pas , au fond , envie de changer . Ce serait tellement plus simple et efficace si on pouvait tous se dire ce que l’on pense vraiment . Tous mettre sur le tapis et construire à partir de ça, voilà ce que l’on devrait faire. Chacun devrait poser ses masques insupportables qui nous pèsent tous autant les uns que les autres !
  • Et toi, tu n’as pas de masque ?
  • … et toi ?
  • Ouh là, je sens un Guillaume qui fait semblant, là ! Tu veux une réponse à ta question, j’imagine ?
  • Ben oui …
  • Disons que ne pas faire semblant, ne pas avoir de masque, être toujours au plus près de moi-même, de mes convictions, de mes désirs, et de mes valeurs, c’est un principe de vie que je me suis fixé. Et c’est pour cela que je me suis mis à mon compte et que j’ai intégré ce collectif. Parce qu’il n’y a pas d’enjeu autre que d’avancer pour mon intérêt ET l’intérêt du collectif simultanément.  Je ne trouvais pas ces conditions chez mes employeurs. J’ai l’impression que c’est compliqué dans les organisations, de créer les conditions pour que cela soit possible. Ne pas faire semblant, ce serait pouvoir communiquer sur ses humeurs, sur ses peurs, sur ses projets qui nous stimulent même s’ils ne semblent à priori pas compatibles avec la stratégie. Ne pas faire semblant, ce serait pouvoir dire librement que l’on adhère pas avec certaines décisions ou propositions de décisions sans avoir peur d’être jugé. Est-ce que tu serais prêt à laisser cet espace à vos équipes, à leur permettre de dire complètement ce qu’ils se disent, ce qu’ils ressentent, ce qu’ils voudraient faire ?
  • Pff, non pas vraiment, les alcooliques anonymes très peu pour moi
  • Donc en vrai, tu voudrais qu’ils fassent juste un peu moins semblant, c’est ça ?
  • Oh et puis merde, qu’est-ce que tu veux boire ? Un Bailey’s ça te va ? Et la BO de Pulp Fiction en musique de fond, ça ta va ?

 

L’éclairage de la spirale dynamique

Cet échange traduit un vrai différent entre Guillaume, très ancré dans le système de valeur ER Orange, et Laura, qui fait son chemin en GT Jaune. Cela se traduit par une forme d’incompréhension, voire de léger malaise pour Guillaume, l’amenant à orienter les échanges, en fin de discussion vers des considérations plus légères et moins impliquantes.

Guillaume est très centré sur la réussite, la performance, et l’engagement personnel. La pression ne lui fait pas peur et lui donne l’impression d’exister. Il a compris qu’impliquer les salariés est un moyen de les embarquer, mais pas au prix d’une remise en cause des orientations données par la direction.  Pour lui, la vision est portée par la direction représentant les actionnaires, et l’enjeu est de trouver le moyen d’impliquer les gens, voire de s’occuper de leur bien-être, de façon à ce qu’ils soient le plus performants possible. Si cela passe par leur payer quelques séances de méditation ou de massage, ce n’est pas un souci, puisqu’il y a aura un retour sur investissement du fait du mieux être de surface  que cela leur apportera. Le sens donné est la réussite financière de l’entreprise. Pour Laura, le sens de son action n’est pas prioritairement financier, il est avant tout de se sentir alignée avec ses valeurs à la fois dans son action individuelle et dans son action de contribution à son nouveau collectif, tout en s’assurant que ses actions ne sont jamais au détriment des autres.  C’est cette démarche qui lui assure son bien-être. Et c’est typiquement le fonctionnement GT Jaune. 

Pour Guillaume, il est difficile de concevoir que le sens que chacun met à son travail soit différent du sens que la famille dirigeante donne à la mission de chacun ; il est donc à la recherche d’une déclinaison du sens par les équipes (objectifs partiellement co-construits), mais dans un cadre strictement établi. Laura a une approche beaucoup plus libre de la vision que chaque individu et chaque collectif peut construire au sein de l’organisation, et cela semble incompréhensible à Guillaume, et peut être aussi à vous, lecteur, si vous êtes dans un système de valeur ER Orange.  Laura pense que la vision collective peut simplement se limiter à la raison d’être, sans objectif temporel, ou doit en tous cas respecter les aspirations profondes de chacun, et simplement être « compatible » avec la vision de l’organisation, ce qui créé un système plus ouvert d’expression, d’action, et de responsabilisation pour les acteurs.

Laura pense qu’un collectif doit laisser beaucoup plus de liberté de choix aux acteurs, son idéal allant clairement à  l’»entreprise libérée », la culture « Opale » telle que décrite dans les écrits de Frédéric Laloux. Quant à Guillaume, s’il veut un peu plus ouvrir la prise d’initiative et l’expression des salariés (passage de DQ Bleu à ER Orange), cela ne peut se faire au prix de « réinventer » la vision de VB.

Sur la question du « faire semblant » et des masques, Laura va beaucoup plus loin que Guillaume, et prône l’ouverture totale, la tombée des masques, typique de GT Jaune. Selon elle, en étant tout simplement soi-même, en s’exprimant en toute liberté, l’individu est en pleine conscience volontaire pour donner le meilleur de lui même. Guillaume, bien qu’à l’initiative de l’échange sur ce thème, se rend vite compte qu’il n’est pas prêt à laisser autant de place aux salariés… et c’est une chance pour lui que Laura n’ait pas évoqué le processus de prise de décision sociocratique, très GT jaune, qui régit le fonctionnement de son nouveau collectif d’appartenance ! 

L’incompréhension entre Guillaume et Laura est accentuée par la fait que Guillaume a un ER Orange à la fois dominant et culminant ; cela signifie qu’il « s’arrête » à ER Orange». En d’autres termes, il n’y a , chez lui, aucune sensibilité sur les 2 systèmes de valeur qui succèdent à ER Orange : FS Vert et GT Jaune. Du coup, dépourvu de FS Vert, Guillaume n’est pas persuadé des bénéfices de l’intelligence collective, par exemple. Et il craint qu’un excès de liberté des acteurs les détournent des «vraies priorités ».

 

A vous ! 

Que seriez vous prêts à faire, en terme d’évolution de la culture d’entreprise, si vous étiez un « Guillaume », dirigeant et membre de la famille fondatrice de la société ?

Mettez-vous dans 2 contextes très différents pour répondre à la question

  • Contexte 1 : chez VB, à moyen terme
  • Contexte 2 : dans une organisation que vous créeriez