15 Septembre  2015

 

André et Yann, préparateurs de commandes, ainsi que Gabriel, cariste, se retrouvent à la cantine comme tous les jours à 12h. Ce sont trois vieux dinosaures, fidèles serviteurs de la maison VB depuis de longues années ; ces derniers temps, ils se questionnent sur la direction que prend la société.

(André) Tout fout le camp mon couillon, je te le dis, moi !

(Yann) Ouais, j’ai l’impression que le père Edouard est en train de se faire envoûter par ce David GRIMBERT, le nouveau gourou de service.

(Gabriel) C’est quoi son palmarès, au David GRIMBERT ?

(Yann) Je ne sais pas trop, on m’a dit qu’il était avec DE LA MARGERIDE quand il était à son école de management, le CPA, je crois .

(Gabriel) Ca me rappelle ces consultants qui étaient intervenus il y a 15 ans, tu te souviens ?

(André) Ah que oui ! Ils nous avaient demandé de mettre en place des « workshops » comme ils disaient, et ils nous avaient sorti plein de termes japonais pour qu’on fasse de l’amélioration continue. Comme si on les avaient attendus pour mettre en place des bonnes méthodes de travail !  C’était quoi leur truc ? Le Poke-Poke ?

(Yann) Non non, c’était le Poka-Yoke, c’est un truc qui venait de Toyota. Mais c’était bien, çà. D’ailleurs, on a repris l’idée sur les méthodes qui ont été mises en œuvre dans la foulée, sur la résolution de problème.

(André) Oui, mais ils nous prenaient de haut, tu te rappelles ? Et puis c’était vraiment pour nous fliquer.

(Gabriel) Ouais, ils nous prenaient vraiment pour des cons, mais comme disait Audiard, un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche !

(André) C’est bien vrai ça. Et le résultat c’est que Mr DE LA MARGERIDE a quand même mis 6 mois pour les dégager, mais quel soulagement !

(Gabriel) En tous cas, le David GRIMBERT, il est en train de nous faire un sacré réchauffé. Tu as vu qu’il nous remet l’amélioration continue au couvert ?

(André) Oui, ce qui me fait le plus peur c’est cette histoire de fixation de standards. Il parle de nous chronométrer, mais attends, on n’est pas des machines ! On est en train de complètement déshumaniser notre travail.

(Gabriel) Moi, ce qui me gêne, c’est que DE LA MARGERIDE ne passe plus nous saluer le matin, comme il avait coutume de faire. Même Hubert KERMALEC, qui nous donnait la direction à suivre de façon claire, reste maintenant dans son bureau avec ses tableaux au mur et son ordinateur. J’ai l’impression qu’il y a GRIMBERT derrière tout ça. Et du coup, on ne sait plus ou on va. Ils nous parlent d’autonomie et de droit à l’erreur, mais c’est pas ça qui m’aide à savoir ce que je dois faire sur toutes ces nouvelles idées qu’ils nous demandent de mettre en œuvre, comme la charte sur l’engagement des salariés ou les nouveaux formulaires d’évaluations trimestrielles qui doivent intégrer des « savoir être ». Vous comprenez quelque chose à ces trucs vous ?

(Yann) Pour moi, c’est du javanais. Et tu as vu, GRIMBERT qui nous tutoie ? Non mais merde, on n’a pas gardé les cochons ensemble ! Pour moi, c’est un manque de respect. Il y a quelque chose qui se perd en ce moment. Et t’inquiète pas que lorsqu’il s’agira de nous chronométrer, il ne nous fera pas de cadeau !  On a des méthodes et des process bien huilés, mais maintenant, attention, ils vont nous marquer à la culotte sur les résultats !

(Gabriel) Le père MI doit se retourner dans sa tombe !

(André) Le père MI ?

(Gabriel) Mais enfin, André, tu sais bien non ? C’est Michel DE LA MARGERIDE, le père d’Edouard ! Un homme formidable, qui était si gentil et prévenant avec nous ! Ils nous aidaient encore à faire les inventaires physiques quand il avait 80 ans ! Et c’est à lui qu’on doit tout ! C’est lui qui a trouvé notre façonnier, c’est lui qui a convaincu les voileries de nous faire confiance. J’ai entendu dire qu’il n’hésitait pas à partir toute la semaine pour écrémer tous nos littoraux et vendre nos tissus. Il avait même acheté une remorque pour embarquer les rouleaux et les montrer aux maitres voiliers !  Après, je crois que son fils l’a aidé à mettre de la structure et de l’organisation, parce qu’avec le père MI, on ne savait pas trop si on gagnait de l’argent ! Et puis apparemment, c’était pas si simple parce qu’il fallait toujours attendre son feu vert pour avancer, il était au four et au moulin. Et puis il avait ses humeurs le père MI, il ne valait mieux pas être dans l’ouragan au mauvais moment ! Edouard a permis de fixer les rôles et les délégations plus clairement. Mais les anciens gardent vraiment un souvenir ému du père MI.

(André) Ouh là, pour rien au monde je n’aurai voulu vivre ça. L’autorité sans explication, très peu pour moi ! Mais l’entreprise est très bien comme elle était jusqu’à il y a quelques mois, aucune raison de changer !

(Yann) Il n’empêche, il a montré l’exemple le père MI, et il y a encore bien des anciens chez nous qui agissent en pensant à lui, en se demandant ce qu’il aurait dit ou fait dans une situation identique.

(André) Et Georges, dans tout ça ? Il se crispe ! Ca fait 10 ans qu’il est notre chef d’équipe, mais je ne l’ai jamais vu dans cet état. L’altercation d’hier avec KERMALEC était effrayante, je n’avais jamais vu ça entre eux. Je pense que ça va mal finir pour Georges, il est vraiment allé trop loin, Mr KERMALEC est le directeur technique quand même !

(Yann) Après, je suis d’accord avec ce qu’il lui a dit : on perd l’esprit d’équipe, on perd les valeurs de respect et d’entraide, on se met à mesurer la performance individuelle, on est noyé sur de nouveaux objectifs qui nous font oublier l’essentiel, qui est de servir le client vite et bien. Perso, ça m’allait bien de voir que les patrons avaient une vision long terme, qu’ils ne tiraient pas des bords au moindre coup de vent. Je n’ai pas compris la vente de l’activité stores sous prétexte que c’est pas rentable. C’était peut-être pas rentable, mais c’était sympa de faire des stores, non ? Du coup, Simone veut refaire le store de notre terrasse, et il va falloir que je passe par un concurrent.

(André) Je crois qu’ils ciblent un très gros développement à l’international, et ils ont besoin d’oseille pour ça, ils veulent mettre le paquet sur le cœur de métier.

(Gabriel) En tous cas, je suis d’accord avec toi Yann, c’est un peu comme si l’on était en train de perdre notre famille, comme si elle s’évaporait. Il faut que l’on fasse quelque chose. Mais les délégués du personnel ne sont pas en reste, parait-il.

(Yann) Oui, ils sont très méfiants sur la fixation d’objectifs individuels ; ils sont d’accord sur le fait de faire de l’amélioration continue, et faire évoluer les process, mais ils font la guerre aux objectifs. Et la nouvelle Directrice Qualité et amélioration continue, la petite Rachel , est dans le viseur. Et je crois aussi qu’ils demandent un peu plus de visibilité sur la stratégie long terme. Ils sont aussi très critiques à propos du DSI , Mr DUTRIEUX, sur un autre des 7 projets, le développement de l’innovation.

(André) Ah oui, la petite Rachel, elle est plutôt gironde, mais c’est le monde de oui oui avec elle ! Il faut qu’on dise comment on se sent, qu’est-ce qu’on ressent, quelle est notre rêve pour l’équipe et tout à l’avenant. Moi, mes émotions, je me les garde, parce qu’en ce moment, mes émotions, elles me donneraient envie de donner un grand coup de pied au cul à pas mal de gens. J’ai assisté à un de ses ateliers, et elle a l’impression qu’en se réunissant tous, on va se mettre d’accord en un clin d’œil. L’ »intelligence collective »,  elle appelle ça. Mais attend, c’est pas notre faute si les réassorts ne se font pas à temps ! D’ailleurs, je ne me suis pas gêné de le dire à Karim des achats.  Et le résultat des courses, c’est qu’on va revoir des méthodes que Mr KERMALEC nous avait validé et qui sont  éprouvées. Moi, je ne veux pas prendre la responsabilité de désavouer mon Directeur Technique. Moi, je vais te dire, vaut mieux s’en aller la tête basse que les pieds devant ! Et derrière, je suspecte encore l’idée qu’on nous attend au tournant : toujours plus, toujours plus vite, mais quand est ce que je vais fumer ma clope ?

(Gabriel) Ah oui, ça, les pauses clopes, c’est la prochaine étape !

(Yann) Ce qu’il se passe n’est pas juste, on oublie notre histoire.

(André) C’est vrai que la justice se perd en ce moment. Et la justice c’est comme la sainte vierge : si on ne la voie pas de temps en temps, le doute s’installe.

(Yann) En tous cas, DUTRIEUX, il est bien perché avec ses brainstormings, ses idées du mois, et ses 7 chapeaux. Le problème, c’est que ce n’est pas avec des idées qu’on construit notre futur.  Parce que pendant qu’on est en brainstorming, qui préparent les commandes ? Pour en revenir aux délégués  du personnel , vous croyez qu’on doit faire quoi ?

(Gabriel) Moi, je pense qu’on doit les suivre ! Il faut durcir le ton ! On ne peut pas laisser notre famille se disperser ! Mr DE LA MARGERIDE a été hypnotisé, il faut le réveiller !

 L’éclairage de la spirale dynamique

Nos 3 employés traduisent leur fort ancrage dans le système de valeurs DQ bleu dans lequel ils ont baigné depuis toujours au sein de VB. Le vouvoiement, le fait d’appeler les supérieurs par leur nom de famille peuvent constituer des signes d’organisations très ancrées dans DQ Bleu. Mais encore plus souvent, on retrouve les valeurs de respect de la hiérarchie et d’entraide qui leurs sont visiblement chères. Ils attendent aussi de maintenir une vision long terme avec des plans associés, autant de pratiques actuellement remises en cause chez VB. IL y a bien une vision, mais elle est très floue pour eux, car elle parle de développer l’initiative, le droit à l’erreur, et l’autonomie ; cela leur fait peur, car ils n’ont pas été habitués à être responsabilisés à ce point. 

Cela était encore plus tranché à l’époque du père MI, qui décidait de tout pour tous. Mais la maison VB, via les strates hiérarchiques avec l’arrivée d’Edouard il y a 20 ans, s’était mise à fonctionner en plans d’action, méthodes et process que l’on pouvait se contenter de suivre. Aujourd’hui, à travers les workshops de Rachel et les brainstormings du DSI, on leur demande de remettre en cause l’existant, et eux craignent cela, car ce serait désavouer leur hiérarchie.  Cette arrivée du système de valeur ER Orange est d’autant plus violent pour eux, qu’il va être piloté par les résultats et non plus le respect des process. Cette arrivée des standards, qui vont permettre d’évaluer objectivement les performances individuelles, est très mal vécue. Les syndicats, également très ancrés DQ Bleu, se méfient énormément de cette approche individuelle, et sont également demandeur d’un cap plus précis pour le futur.

Rachel est encore à un autre niveau, avec son système de valeur FS Vert : quand elle leur parle d’exprimer leurs émotions, même le très ER Orange DSI aurait de la peine. Et quand elle fait confiance à l’intelligence collective pour co-construire ensemble, ils ne voient là qu’un procès sur les responsabilités des différents services, qui devraient tous savoir bien faire leur travail dans leurs silos. 

Le petit intermède sur le père MI nous permet de retrouver CP Rouge, sous une autre dimension que celle de Flipper, le manager australien dans l’épisode 5 ; ici, c’est la dimension organisationnelle de CP Rouge qui est évoquée. Tout passait par le père MI. C’est lui qui trouvait les clients, lui qui décidait de tout sans que l’on puisse le discuter, et lui qui naviguait à vue sans aucune visibilité pour les équipes, dont le seul rôle était de suivre. Edouard, avec ses plans moyen terme, ses processus de délégation et ses méthodes de travail, a mené la transition culturelle vers DQ Bleu.

Enfin, cet épisode nous permet de présenter 2 des multiples éclairages de la Spirale dynamique concernant le changement.

Tout d’abord, les 3 types de postures face au changement : OAC comme Ouvert Arrêté ou Coincé. Sur le bref échange à propos du père MI, on voit qu’André a une position Coincée, c’est-à-dire qu’il renie le passé et le futur. La position de Yann est différente car s’il est tout autant méfiant qu’André à propos de ce que réserve le futur, il porte un regard moins critique sur le passé, puisqu’il valorise l’apport du père MI : c’est ce que l’on appelle l’attitude Arrêtée. Mais pour aller vers le changement, il faudrait plutôt voir une attitude Ouverte, qui s’exprimerait par un constat du caractère inéluctable du changement fusse -t-il anxiogène. A l’heure ou nos 3 compères conversent, leur top management est déjà dans cette attitude ouverte, puisqu’ils ont initié de multiples projets déclinés de leur vision.

Ensuite, les 5 états du changement. Après un état de stabilité en Alpha, l’organisation est confrontée à un problème qu’elle ne sait résoudre, c’est le point Béta. Dans ce contexte, elle va traverser une période de confusion, que l’on appelle le creux en Gamma, durant laquelle elle peut ressayer certains des précédents systèmes de valeur. Elle pourra alors aller (ou pas !) vers un nouveau système de valeur, en Delta, avant de retrouver un nouvel état de stabilité.

Dans notre épisode, nos 3 compères, ainsi que les syndicats, étaient en état de stabilité Alpha sous le système de valeur DQ Bleu. Il leur est demandé d’évoluer vers ER Orange, et cela commence par créer un état émotionnel qu’il ne peuvent résoudre : c’est leur point Béta. Pour faire façe à cette situation, il vont engager une régression dans le creux Gamma, qui sera pour eux, le système de valeur CP Rouge. En d’autres termes, ils vont s’allier aux délégués du personnel pour aller chercher la confrontation brutale avec la direction.  

 A vous ! 

Dans les changements que vous vivez ou avez vécu, avez-vous eu le sentiment de passer par un creux Gamma, cette forme de « régression temporaire » vers un de vos anciens systèmes de valeur ? Et si oui, quel était-il ?

Et dans votre entourage, ou au sein de votre organisation, voyez vous, en terme de dynamique de changement, des personnes ayant une posture « coincée », ou « arrêtée », ou « ouverte » ?